Association l’Expérience

Premier texte de l’association L’Expérience 

Introduction 

À Genève vivent plusieurs milliers de Personnes Psychiquement Troublées – PPT, sigle aisément repérable. Formant une minorité parmi d’autres, les PPT sont prises en charge – à défaut d’autres moyens – par les institutions de psychiatrie, qui les soignent et suivent ensuite l’évolution de leur maladie. Force est cependant de constater que notre société n’intègre pas encore la psychiatrie, même avec plus d’un siècle d’existence, et crée ainsi une marginalisation des PPT. 

Face à cette situation d’exclusion, chaque PPT doit trouver le moyen de se réinsérer dans le tissu social. Démarche souvent individualiste – pour ne pas perdre ses forces… –, alors même que se réunir avec d’autres PPT serait certainement plus profitable. 

Si quelques PPT, après leur maladie, ré-intègrent bien leur milieu socioprofessionnel – en cachant toutefois généralement leur état… – et vivent une vie plus ou moins normale – c’est difficile, mais on a aussi des exemples rassurants de docteurs en sciences ou de docteurs en psychiatrie souffrant de troubles psychiques et exerçant leur discipline, avec la satisfaction d’avoir, en quelque sorte, vaincu la «malédiction» de la maladie… –, des milliers d’autres sont invalidées et n’ont d’autre recours que l’assurance-invalidité pour leur permettre de subsister. 

Mais au-delà d’une seule subsistance, pour ceux que la maladie a privé de beaucoup, il est nécessaire d’exister, et nous devrons même déjà parler de leur quête obligée d’une nouvelle identité. 

En regard d’un milieu socioprofessionnel qui ne leur correspond plus – et même si une agence tente la réinsertion de quelques-uns… –, s’est donc mis en place un réseau d’associations – amis, parents, assistants sociaux, professionnels du paramédical, etc. – qui permet de les aider dans certaines de leurs préoccupations, notamment dans celle d’être capable de travailler – n’oublions pas qu’ils sont en incapacité de gain… –, et donc de répondre à la norme sociale par excellence qu’est celle du travail : on les occupe ainsi à de petits travaux ou à des activités créatrices. Un grand pas a donc été fait, depuis quelques décennies, dans l’acquisition d’une certaine dignité et d’une certaine identité. Les associations existant actuellement sont ainsi un bon refuge pour la majorité des malades, permettant de combattre aussi l’isolement et la solitude – certaines personnes restant seules cependant avec la maladie –, même si la définition du malade en d’autres termes – être humain, citoyen, … – reste encore difficile à donner. 

Portrait 

En parlant d’eux, je m’oublie : et qui suis-je, moi ? Ce Moi comme entité qui m’identifie : ma formation est achevée, j’ai un métier que j‘exerce – quand je peux… –, j’ai des relations affectives satisfaisantes – dans le couple, avec les amis, les parents –, je suis sociable, et la culture à laquelle j’appartiens authentifie les exigences de mon intellect. Mon appartenance – comme identité, … –, ma communication relationnelle, mon ambition – mon désir, mon espoir, ma projection dans l’avenir –, et mon engagement conduisent au souhait – profond – de ma réalisation, doublé de la nécessaire reconnaissance qui conforte la justesse de mon existence. 

Ce tableau du Moi serait évidemment incomplet sans la part d’ombre et de doute où se trahit le juste et où j‘accepte l’erreur. J’ai confiance en Moi, en ce que j’ai fait, en ce que je suis. C’est peut-être le Moi sans la maladie. Le Moi d’avant – … –. Et la maladie, elle, vient bouleverser cet équilibre parfois fragile, elle me renverse, elle me nie, elle m’appelle par mon nom : malade. Je perds toute confiance, toute capacité ; mon passé – ma formation, ma vie affective, mon appartenance culturelle, etc. – est balayé pour m’avoir conduit là – et le « travail » avec les psychiatres n’arrange rien, qui cherchent avec Moi les erreurs d’un passé qui ne devient plus que d’erreurs, sans retour possible de ce Moi d’avant, confiant et entreprenant… Le goût de la perte – qui se développe presque avec plaisir, formant un complexe de médiocrité apprise et rassurante… – devient une seconde nature niant et occultant tout le gain d’une vie – à tel point que Moi aussi est perdu, et se perd et se résout aussi en réaction par le suicide… Comme certains peuvent le dire : j‘ai tout raté, même mon suicide… J’ai aussi perdu face au suicide. Peut-être y aura-t-il toujours le gain de ma vie – je dois y penser –, je n’ai pas tout raté, tout perdu. Mais j’ai perdu l’amour, je n’ai plus de relations sexuelles, elle est partie car je n’étais pas Moi – une ambition, une responsabilité, une confiance en Moi, un avenir, une représentation, une identité, … –, mais malade. 

L’insurmontable barrière est posée. Restait-il encore de la confiance en soi, elle s’amoindrit encore. Les amis – dont la présence n’est possible qu’en dehors de leur travail – se lassent aussi peut-être d’une relation où ils ne sont que soutien – bien que la relation d’assistance tienne bien pour certains – et où je ne partage rien – pas d’activités ou de relations intéressantes à faire partager. Je les perds aussi. Le travail est perdu, d’une peur de rechute, d’un comportement timoré, d’une inadéquation aux stress psycho-sociaux, ou d’un « mauvais » cursus. J’ai perdu le sens des responsabilités, d’abord parce que je n’ai plus rien envers quoi ou qui prendre une responsabilité, ensuite parce que le confort de ma médiocrité me l’interdit. J’ai perdu mon esprit de décision, faute d’objet, et j’ai perdu la volonté d’une quelconque prise de risque – sinon je prends un risque avec la maladie elle-même… Le sens de la relation se perd, devenant souvent un sens unique où domine la plainte – la plainte comme mode de vie appris chez le psychiatre, lieu de la plainte par excellence, où l’on ne fait mine que de vous écouter, le partage n’étant pas thérapeutique… Je m’en rends compte, m’en culpabilise, et ma confiance en Moi s’en amoindrit encore. Je ne parle plus de Moi, de ma maladie, de ma vie, à personne, je vis dans l’isolement, dans le retrait. Je subsiste grâce à ma rente de l’assurance-invalidité, seul, sans activité, sans amour – saisissant tableau pour une réflexion sur le suicide, le sens de la vie, ou l’existence d’une raison de vivre : la vie est-elle raisonnable ? 

J’ai finalement deux dettes : 

– d’identité car je suis malade. – sociale car je suis invalide. 

Tous ne ressemblent pas à ce Moi tracé à gros traits, mais bon nombre peuvent s’y rapporter. 

La médiocrité en question 

Que peut-on faire pour des gens comme cela ? Des études leur laissent une bonne intelligence – et une formation honorable –, ainsi qu’une grande créativité – leur fonction de leurres rassurants ne devant cependant pas être négligée… –, laissant entrevoir des possibilités d’existence tout à fait raisonnables. Mais une question plus cruelle se pose aussi – ils se la posent, leurs conjoints se la posent avant de les quitter, leurs parents, leurs amis se la posent : peuvent-ils – encore – réussir leur vie ? On atteint aux questions des suicidés… La question implique bien sûr de considérer les normes sociales, de tenter de savoir où se reconnaît la personne, mais plus individuellement elle met en doute la capacité de se donner des objectifs – petits ou grands – et de les atteindre, de les réaliser. On aimera ainsi peut-être mieux parler de développement personnel, où l’identité – sa définition – et la confiance en soi deviennent les éléments moteurs d’un véritable avenir et d’une existence digne. Mais n’est-on pas démuni face à ces gens tourmentés ? Que ce soit derrière la négation du suicide ou dans la dépression, on voit qu’ils ne tiennent que grâce aux seuls premiers plaisirs de manger et dormir – et encore c’est déjà beaucoup, mais c’est déjà ça –, sans s’en satisfaire cependant… Et la peur de la maladie – qui leur enlève le peu de bien-être et de bonheur qui leur reste ou qu’ils ont réussi à conserver – les retient d’aller au-delà d’un nombre restreint de centres d’intérêt. Ainsi, et sans que leur intelligence soit mise en cause – il s’agirait bien plutôt d’émotion… –, ils font l’apprentissage de la médiocrité. Justifiant cet état, un psychiatre parlera volontiers de principe de réalité, une formule aimable permettant de neutraliser désir et volonté – trop de désir, trop de volonté conduiraient à la maladie ? Peut-il y avoir « trop » de désir et de volonté, n’y a-t-il pas d’espoir ? 

Vivant ainsi dans le retrait d’une relative médiocrité, où subsistent malgré tout désir et volonté – guidant à une satisfaction, à une réalisation, à une paix, à une sérénité, à un repos de l’âme opposé à une mélancolie coutumière… : au plaisir en somme… –, ils ressurgissent peu à peu à leur vie, et ce moteur essentiel qu’est le plaisir les attache, malgré leur frilosité – cette frilosité des gens qui ont beaucoup perdu, répondant à leur besoin de «sécurité» et de «confort» –, à un objet – manger, dormir,… –, et à un autre, et à d’autres sujets de satisfaction encore. 

Mise en lumière de la problématique actuelle 

Il est vrai qu’on a peine à nous tirer de cette médiocrité, de cette frilosité, de cette sorte de timidité, même en nous offrant, comme le font quelques associations en notre faveur, des occupations, rémunérées ou non, où nous pouvons nous impliquer – où nous pouvons tout au moins essayer de répondre, même partiellement, aux impératifs sociaux de notre temps… –, et visant – aussi parce que nous le demandons… – à notre intégration sociale, par  le travail. Ne sommes-nous donc pas intégrés ou encore notre image sociale ne peut-elle vraiment pas se former, reste-t-elle volontairement floue ? Au travers de ce flou, cependant, nous distinguons que nous pouvons partager quelque chose, un cadre, des collègues, nous recollons – pour ne pas dire : nous adhérons – à une réalité, à une normalité sociale : nous avons une « existence », une « identité ». 

L’identification du malade, notre identification, est logique : un malade a des besoins dans le moment de sa maladie, il ne vit que dans le présent du combat de sa maladie, lorsque vous le visitez, vous lui demandez ce dont il a besoin… Notre maladie à nous, nous suit toujours : n’avons-nous donc toujours que des besoins ? Il est temps d’imaginer qu’on puisse vivre en combattant constamment la maladie et que nos possibilités, nos désirs, nos élans, ne sont pas toujours remis à un hypothétique avenir, mais sont bien présents comme éléments moteurs vers un avenir, de malade, oui, qui est le nôtre, mais où besoin et soin jouxtent le développement harmonieux de la personne. Identifiés comme malades avec nos besoins – non nos possibilités, nos désirs, nos élans,… –, des professionnels socio-médicaux, des parents, des amis, tentent de nous aider, de nous soigner. Cela crée aussi un côté d’infantilisation – et cela peut se remarquer aisément dans certains de nos comportements… –, où nous ne pouvons rien faire pour nous-mêmes, où l’assistance appelle l’assistance… Le statut d’assisté nous place, de facto, dans un état de sujétion, qui néanmoins conforte la justesse de notre médiocrité. 

L’alternative 

Pour certains d’entre nous, le temps est venu de s’interroger sur la nécessité de notre intégration, sur celle de notre réponse aux impératifs sociaux, sur les aléas de l’assistance – tant au plan de la personnalité individuelle qu’au plan de l’image sociale qui s’en dégage. Nous sommes différents, vivons ainsi différemment, dans notre espace socio-économique, soucieux de nos prises en charge et de nos responsabilités, en créant une association où importe notre qualité de vie, sa définition. Pour nous, le combat de la maladie, dans les termes qui la définissent, et au travers de l’association, est un combat pour la vie. Nous n’acceptons pas la maladie, nous-mêmes, mais en la faisant accepter, par l’action, à d’autres, nous l’accepterons, comme part non péjorante d’une identité acquise par cette action, par cette association. 

L’alternative que nous proposons ainsi à une psychiatrie incapable d’offrir des solutions et à des structures d’assistance insatisfaisantes, est la création d’une association, par nous et pour nous – qui se ressemble s’assemble… : narcissisme, premier pas d’une identité. L’association c’est une volonté, des gens, un lieu. Une volonté d’en finir avec la théorie du malheur et du mal-être, d’en finir avec la médiocrité, une volonté de créer un avenir – par l’activité, l’échange, la rencontre… –, de créer une identité, une humanité dont la culture – au sens large du terme – exprime sa différence, ses choix de vie et sa qualité de vie, une volonté d’être un authentique partenaire social. Le choix d’une vie associative constitue pour nous, par notre engagement, l’outil d’une responsabilité retrouvée ; c’est un premier pas important, dans un lieu sans encadrement, où les activités vont aussi s’articuler autour des compétences de chacun – souvent masquées par la maladie – discutées à chaque fois en différentes possibilités offertes par la structure. Dans ce lieu, de vie, l’action de chacun, tant dans l’activité que dans les actes du quotidien et dans les relations humaines, concourra à 

établir un équilibre dans sa vie, et aussi sa vie affective, des semblables – et qui se ressemble s’assemble… – offrant une tolérance plus grande face à la maladie, ou autrement dit ne font pas une maladie de la maladie. Libre de trouver l’âme sœur et d’éprouver la sensualité exacerbée que l’on prête à beaucoup. 

L’association L’Expérience 

Pour formuler notre projet, nous nous appuyons grandement sur l’expérience de l’association Arcade 84 et sur l’expérience de l’Agis (Association genevoise d’insertion sociale), grandes sœurs de notre association, qui règlent un modèle d’association fondé sur un plus grand partenariat entre les individus, sur un lieu où les enjeux socio-économiques sont pensés différemment, émargeant essentiellement à une réflexion sur la qualité de la vie – mais que peut donc bien être la qualité de la vie d’un malade, pensons aux sidéens, aux cancéreux ; aux handicapés, à nous, etc. –, où les facteurs psychosociaux sont volontairement éludés – c’est l’être humain qui prime –, leurs conséquences néfastes – les stress psychosociaux – dans les relations humaines du lieu étant gérés à leur survenue, et où notre identité, active, affective, culturelle, trouve un début de définition juste, en partage aussi – quoique difficilement… – avec d’autres personnes au sein du bistrot. 

Inspirés par la structure de l’Arcade 84 et assurés par ailleurs de son soutien – statutaire –, pleinement conscient également des difficultés auxquelles nous devrons faire face, nous fondons ici l’association L’Expérience qui, au sein de sa structure, se veut un outil permettant à ces membres d’établir une réflexion et une action adaptées à leur désir de développement personnel, dans le respect des compétences de chacun et visant à définir une identité particulière qui permette de restaurer une confiance en eux. Si ce but s’avérait impossible à réaliser avec certaines personnes, leur orientation vers d’autres structures serait envisagée. 

Le point central du projet est l’existence d’un bistrot, à l’exemple de l’Arcade 84, d’une surface – cuisine comprise – d’une centaine de m2, lieu ouvert à tous, qui ordonnerait le temps de la vie de l’ensemble de notre réalisation, soit une ouverture journalière de 10 h à 18 h, sauf le vendredi et le samedi où l’ouverture irait jusqu’à 23 h. L’ouverture le soir nous semble indispensable afin de pouvoir présenter des travaux artistiques – du karaoké à la musique, en passant par des lectures, etc. –, et aussi pour permettre aux membres de venir le soir en ce lieu, les gens et la culture que l’on rencontre le soir étant différents de ceux qui existent la journée… 

Pour l’activité des ateliers nous prévoyons un espace d’environ 200 m2. 

L’association L’Expérience fera partie du Regroupement des Associations Privées (RAP ; une demande est en cours). 

L’association L’Expérience repose essentiellement sur la gestion d’un lieu de vie, inscrit dans le paysage urbain, par l’ensemble de ses membres. L’engagement d’un membre se fait par simple cooptation. Sa structure est simple : un comité de gestion est lié par des réunions – à quinzaine – aux membres intéressés à différents objets et applique les décisions prises en commun ; une assemblée générale tous les 3 mois permet de réorienter, au besoin, les  objectifs de l’association et de corriger, s’il le faut, l’image sociale qu’elle propose ; le comité est élu pour une année. Les ateliers proposés devront être discutés avec les membres, qu’ils soient participants ou intervenants, en fonction de compétences et de désirs personnels, et de la place et du matériel disponibles : des membres du comité peuvent déjà proposer des activités : lecture, écriture, répétitoires de cours, infographisme, cuisine – ensemble du service du bistrot –, moulage, sculpture. Sur la semaine, cela représente déjà de l’activité pour une quinzaine de personnes – avec le temps qu’elles veulent consacrer à leur activité –, et le but de l’association est de développer, avec de nouveaux venus, cette perspective. 

L’association L’Expérience existe statutairement – les statuts se trouvent ci-joint – par votation en assemblée générale constitutive, son comité a été nommé, son président, sa secrétaire et son trésorier ont été élus, et la recherche d’un lieu et de subventions a été décidée. 

Pour l’association L’Expérience, septembre 1999
Le président : Jean-Marc Allaman